dimanche 27 avril 2008

"La vie tranquille", Duras

"Je vois que c'est par hasard que je me suis aperçue dans la glace, sans le vouloir. Je ne suis pas allée au-devant de l'image que je connaissais de moi. J'avais perdu le souvenir de mon visage. Je l'ai vu là pour la première fois. J'ai su en même temps que j'existais.

J'existe depuis vingt-cinq années. J'ai été toute petite, puis j'ai grandi et j'ai atteint ma taille, celle-ci que j'ai maintenant et que j'ai pour toujours. J'aurais pu mourir d'une des mille façons dont on meurt et pourtant j'ai réussi à parcourir vingt-cinq années de vie, je suis encore vivante, pas encore morte. Je respire. De mes narines, sort une haleine vraie, moite et tiède. J'ai réussi sans le vouloir à ne mourir de rien. Cela avance avec entêtement, ce qui semble arrêté, en ce moment, ma vie. J'entends les battements de mon cœur et les paumes de mes mains se sentent l'une l'autre m'appartenir : à moi, à ceci qui supporte ma découverte de ce moment. En ce moment même où je dévale avec les armées des choses - hommes, femmes, bêtes, blés, mois..."

"Je pourrais être mille fois différente de ce que je suis et, en même temps, être à moi seule ces mille différences. Cependant, je ne suis que celle-ci qui se regarde en ce moment et rien au delà. Et je dispose peut-être encore d'une trentaine d'années pour vivre, trente octobre, de trente août pour passer ce moment-ci à la fin de ma vie. Je suis à jamais prise au piège de cette histoire-ci, de ce visage-là, de ce corps-là, de cette tête-là."

"... Mais finalement, sans le vouloir, tout ce que je suis arrivée à faire, c'est à lâcher un oiseau dans le vent. Il était un oiseau véritable et à cause de moi il le restera éternellement."

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